Quand les cathédrales étaient blanches

Quand les cathédrales étaient blanches

(LE CORBUSIER sur l’Art gothique médiéval)

Ce « Mignon » est dédié à toutes celles et ceux qui ont pleuré en regardant la flèche et le toit de Notre-Dame de Paris partir en fumée – ainsi qu’aux mécréants sans âme ni authentique érudition qui continuent à marteler, suite aux fausses vérités répandues par des historiens du XIXe siècle plus que partiaux, que le Moyen-Âge était une époque obscurantiste. N’omettons pas non plus, sous le couvert d’un grand architecte français, le désir très vif chez nous de river leur clou aux laïcistes militants qui clament bien fort, dans l’espoir sans doute d’être entendus par des bulldozers de leur bord, que les différents monuments catholiques saccagent le paysage national. Nous sommes le seul pays au monde à être à la fois fanatiquement laïc et à avoir honte de notre passé du simple fait qu’il était religieux (l’Iran musulman lui-même ne renie pas le zoroastrisme, c’est dire), ce qui, en sus de donner sa vraie couleur au laïcisme de règle chez nous, aussi preste à excommunier ce qui n’est pas lui que les anciens papes (et capable de trembler de rage devant des crèches de Noël qui, au fond, ne font que rappeler au peuple français qu’il doit au christianisme sa conception universelle de la fraternité, voire même de la vraie liberté), révèle également beaucoup de choses sur les diverses fractures mal ou jamais ressoudées de notre inconscient collectif…  

    Quand les cathédrales étaient blanches, l’Europe avait organisé les métiers à la requête impérative d’une technique toute neuve, prodigieuse, follement téméraire et dont l’emploi conduisait à des systèmes de formes inattendues – en fait à des formes dont l’esprit dédaignaient le legs de mille années de tradition, n’hésitant pas à projeter la civilisation vers une aventure inconnue. Une langue internationale [le latin] régnait partout où la race était blanche, favorisant l’échange des idées et le transport de la culture [une pré-mondialisation, somme toute, mais de l’esprit créatif, ce qui est toujours mieux que l’esprit commerçant qui est le nôtre]. Un style international s’était répandu en d’Occident en Orient et du Nord au Sud – un style qui entraînait le torrent passionné des délectations spirituelles : amour de l’art, désintéressement, joie de vivre en créant.

    Les cathédrales étaient blanches parce qu’elles étaient neuves. Les villes étaient neuves ; on en construisait de toutes pièces, en ordre, régulières, géométriques, d’après des plans. La pierre de France fraîche de taille était éclatante de blancheur, comme avaient été luisantes de granit poli les pyramides d’Egypte. Sur toutes les villes ou les bourgs encerclés de murailles neuves, le gratte-ciel de Dieu dominait la contrée. On l’avait fait aussi haut qu’on avait pu, extraordinairement haut. C’était une disproportion dans l’ensemble. Mais non, c’était un acte d’optimisme, un geste de courage, un signe de fierté, une preuve de maîtrise ! En s’adressant à Dieu, les hommes ne signaient pas leur abdication.

    Le monde nouveau commençait. Blanc, limpide, joyeux, propre, net et sans retours, le monde nouveau s’ouvrait comme une fleur sur les ruines. On avait tout quitté de ce qui était usages reconnus ; on avait tourné le dos. En cent années, le prodige s’accomplit et l’Europe fut changée.

    Les cathédrales étaient blanches.

    Quand les cathédrales étaient blanches, la participation était, en tout, unanime. Ce n’étaient pas des cénacles qui pontifiaient ; c’était le peuple, le pays qui marchaient. Le théâtre était dans les cathédrales, monté sur des tréteaux improvisés en pleine nef ; on y chipotait des prêtres et des puissants : le peuple était adulte et maître de lui, dans la cathédrale toute blanche – dehors et dedans. Toute blanche « maison du peuple » où l’on discutait mystères, morale, religion, civisme ou cabale. C’était la grande liberté de l’esprit libéré. L’art tout autour exprimait le foisonnement des pensées et des caractères – la nature, la grossièreté, l’érotisme, la gauloiserie, l’effarement des esprits devant le cosmos, les massacres, les assassinats et les guerres, l’effusion des cœurs devant Dieu, Dieu lui-même, la pensée hermétique. Il n’y avait pas encore l’Académie pour régenter. On était direct et cru, franc.

    A la cour des Miracles – comme aujourd’hui dans Belleville ou Grenelle – à l’archevêché ou chez le prince, on inventait les mots neufs de la langue. On créait un français. Les mots neufs exprimaient une société neuve.

    Dans le brouhaha immense du Moyen-Âge qui nous apparaît faussement comme un jeu de massacre où le sang ne cessait de couler, on pratiquait les règles hermétiques de Pythagore ; partout on perçoit la recherche ardente des lois de l’harmonie. On avait délibérément tourné le dos « à l’antique », aux modèles stéréotypés de Byzance ; mais on s’élance passionnément à la reconquête de l’axe fatal du destin humain : l’harmonie. Loi des nombres – on se la transmet après l’échange de signes secrets, de bouche à oreille, entre initiés.

    C’est évidemment au compagnonnage médiéval que Le Corbusier fait allusion. Fascinante confrérie à propos de laquelle il ajoute ceci : « Le livre n’existait pas encore. Ces règles d’harmonie sont compliquées, délicates. Il faut, pour en comprendre la raison, avoir une âme sensible. En parler ouvertement ? C’est les jeter dans l’aléa des erreurs de fait et de compréhension ; après trois générations elles seraient devenues grotesques et les œuvres construites sous leur loi auraient grimacé. Elles ne peuvent qu’être exactes, absolument. » Ou l’on saisit mieux pourquoi le fait que les druides (et toutes les sociétés secrètes) aient toujours obstinément refusé l’écrit n’a franchement rien à voir avec une infériorité intellectuelle de principe. Ceci pour les gros malins de penseurs modernes qui estiment que l’écriture, qu’ils pratiquent en boulimiques très éloignés de toute profonde initiation, évidemment, est un « must » et que sans écriture attestée l’Homme est encore très proche du singe.